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un extrait
Aélita (1924) de Yakov Protazanov m'intéresse, car c'est un film situé au croisement de toutes les tendances artistiques les plus importantes en Russie dans les années 1920. Le constructivisme et le futurisme y sont présents (à travers les costumes et les décors) et c'est aussi un témoignage de la vie quotidienne de cette époque. Il s'agit autant d'une peinture impitoyable des moeurs puisée dans la puissante ironie - politiquement incorrecte - du roman de Alexei Tolstoi que d'une comédie mélodramatique pétrie d'éléments absurdes.
Je souhaite placer le film dans l'atmosphère acoustique de son époque, c'est-à-dire le temps des constructivistes russes Mosolov et Polovinkin, de l'utopique "Symphonie des sirènes d'usines" de Arseny Avraamov et des expérimentations bruitistes de Luigi Russolo.
Il est naturellement impossible de percevoir aujourd'hui le film comme il a pu l'être alors. La musique se doit donc de n'être pas que stylisation ou illustration. La musique distancie l'image, la plaçant hors du temps et ouvrant de nouvelles perspectives perceptives.
J'ai décidé de travailler à la manière d'un pianiste de cinéma muet, sans imaginer de bande son synchronisée avec le film, non pour amplifier musicalement l'action, mais davantage pour créer une atmosphère acoustique générale : des nuages sonores qui réagissent à l'action cinématographique comme un nuage dans le ciel réagit à l'action du vent - même si le vent est très fort, les nuages vont se modifier avec lenteur.
J'ai essayé dans le même temps d'achever l'esprit constructiviste. La musique est totalement mécaniste. Au fondement de l'organisation temporelle se trouve une structure pré-établie. Le matériau sonore emplit cette structure comme le ferait de l'eau. La bande son est truffée de processus transitionnels amenant d'un son à un autre (morphing). Nombre d'objets usuels sont utilisés comme des instruments (tuyaux, bouteilles, boîtes de conserve, jouets, etc). La partie instrumentale forme une structure canonique. Ces canons multiples sont des symboles d'une production à la chaîne ou d'une multiplication - comme la célèbre photo de Rodchenko : la multiplication des objets est plus importante que les objets eux-mêmes.
Les processus de mécanicité et de récurrence ont toujours été d'une grande importance et d'un grand intérêt pour moi, à tous les points de vue : de la reproduction d'un geste à une impossibilité fatale d'influencer des processus mécaniques (toute interruption du travail en cours d'une machine peut causer sa destruction), en passant par les battements du coeur ou la succession des inspirations et expirations, ou bien encore la course des heures durant la journée, des saisons durant l'année. Mais les idées d'un auteur constructiviste d'aujourd'hui ne peuvent être les mêmes que celles de l'artiste du début du 20ème siècle. Les constructivistes considéraient la machine comme un symbole d'ordre et d'organisation. A présent, la mécanicité nous fait plutôt craindre une sorte de désastre d'origine technologique. Le point de vue historique optimiste a fait place à un point de vue catastrophiste. Dans la bande son d'Aélita, il a été important pour moi de faire l'écho de ces aspects esthétiques.
Ce projet fait partie d'une année intense de résidence auprès de l'Ensemble 2e2m, commanditaire de cette pièce.
Dmitri Kourliandski
(Traduction : Editions Jobert)
Retrouvez ici tous les audios, vidéos et autres documents (accompagnements, manuel du professeur, etc.) en téléchargement.
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