Écouter
un extrait
11/11/2014 - Londres, Wigmore Hall - Ensemble intercontemporain
La ?n d'un siècle, le début d'un autre...
Lorsqu'on découvre la formation à Iaquelle est destine Carnaval - clarinette, violoncelle, piano -, on pense immédiatement à Brahms. De fait, je trouve cette formation brahmsienne particulièrement riche, en termes de registres, de contrastes, de couleurs. Mais contre toute attente, c'est plutôt du côte de Schumann, comme tend à l'indiquer son titre, qu'il faut une fois de plus aller chercher l'inspiration de Carnaval. Je dis "une fois de plus" parce que cela fait un certain nombre de pièces que j'écris en m'inspirant de la musique de Schumann - recemment Papillons pour piano.
Le titre Carnaval fait référence à la structure de la pièce : huit mouvements enchainés qui esquissent ce que j'appelle une "dramaturgie d'effectif". Duos, dialogue de la clarinette et du violoncelle, solo de piano sur lequel se posent seulement quelques tenues des autres instruments : Carnaval est anime par une volonté très narrative. Pas une narration concrète comme dans un opéra ou un ballet, mais une narration instrumentale, dans cet esprit très schumanien ou chaque instrument devient presque un personnage, un masque. Contrairement à celui de Schumann, mon Carnaval ne comporte aucun sous-titre pour les différentes sections qui le composent, ni nom de personnage, mais clarinette, violoncelle et piano jouent des sortes de saynètes.
Paradoxalement, ce qui m'attire énormement chez Schumann, c'est cette idée d'une narration abstraite. Par le passé, il m'est arrivé de composer des pièces à partir de la legende de Bouddha (Siddharta en 2010), à partir de la vie d'une poetesse russe (Akhmatova en 2011), à partir d'un tableau du peintre américain Robert Guinan (Blue girl with red wagon en 2005) ou encore à partir du bruit de l'eau (Jeux d'eau en 2012). Pour autant, j'ai la conviction qu'au-delà de ces sources, la musique s'inspire avant tout de la musique elle-même. Dans Carnaval de Schumann, il y a des personnages et des scènes, mais ce que je prefère, c'est ce moment ou la musique reprend ses droits, son autonomie, se libère de sa référence.
Est-ce que malgre tout, en composant, je me suis raconté une histoire ? Non. Jamais. Je n'ai d'ailleurs pas écrit les mouvements de Carnaval dans l'ordre de leur exécution : j'ai commencé par la fin. J'ignorais alors que j'allais écrire une oeuvre fragmentée. J'avais avant tout besoin de formuler et de coucher sur le papier ce geste Ient, contemplatif, qui est devenu le mouvement final.
Que représente Arnold Schönberg pour moi ? Je pense que sa musique est l'une des plus fondamentales qui soient : du premier Schönberg de La Nuit transfigurée au dernier de Moïse et Aaron, en passant par le Trio à cordes que j'aime tant. En tant que chef, j'ai beaucoup dirigé la Symphonie de chambre, dans sa version originelle, pour une vingtaine d'instruments. Elle fait partie de mes oeuvres fétiches. Fétiche, parce qu'elle lance un défi permanent à celui qui la dirige : il est d'ailleurs très signifiant que Webern en ait fait une reduction, parce que je pense que la version de Schönberg est d'une telle densite qu'elle oblige constamment l'interprète à faire des choix, à hiérarchiser, à se glisser dans les habits du createur.
A contrario, Pierrot Lunaire vise l'économie, la concision, la grande lisibilité, quelque chose de très français, somme toute. On a beaucoup glosé sur ce parler-chanter, si caractéristique de l'oeuvre. Pour ma part, j'apprécie autant la version "chanteuse" que la version "diseuse". Sur cette question, mon experience en tant que compositeur d'opera m'incite à adopter un point de vue plus empirique que théorique, tant on se heurte aux contingences qui sont celles de la voix de l'interprète.
J'aime assez l'idee que, dans ce programme, Carnaval vienne s'insérer entre deux oeuvres aussi contraires : d'un côté, la Symphonie de chambre opus 9 (1907), pure conséquence historique d'un genre que je qualifierais presque de "décadenté - la symphonie - aboutissement d'une lonque tradition qui va de Haydn à Beethoven, Schumann, Brahms, Mahler et donc Schönberg. De l'autre, Pierrot Lunaire (1912), annonciateur du dodecaphonisme à venir, ouverture vers un autre monde : la fin d'un siècle et le début d'un autre. ll y a quelque temps, lors d'un entretien, j'avais affirmé que je me considérais moins comme un compositeur de rupture que de synthèse. Nulle nostalgie. Juste un constat pour avancer, j'ai besoin de me réapproprier et de concilier les langages du passé.
Bruno Mantovani
Propos recueillis par Simon Hatab
Programme de l'Opéra National de Paris (18/11/2014)
Retrouvez ici tous les audios, vidéos et autres documents (accompagnements, manuel du professeur, etc.) en téléchargement.
Connexion