Entre 1752 et 1753, Giovanni Battista Tiepolo décora l'immense voûte en ellipse de l'escalier d'honneur de la Résidence de Würzburg, dont Balthasar Neumann fut l'architecte. Le peintre choisit pour thème l'Olympe et les quatre continents. La vue d'ensemble du plafond, avec une perspective déformant les bords, est centrée en plein ciel sur la figure triomphante d'Apollon. Les Quatre parties du monde ornent la corniche. L'Asie est située à l'Ouest, sur le côté longitudinal donnant sur la Cour d'Honneur.
Emblème de la science et de la monarchie, l'allégorie de l'Asie apparaît en costume d'apparat, assise en amazone sur un éléphant et parée de joyaux somptueux. Des mondes historiques coexistent ou s'affrontent : le Golgotha, les hiéroglyphes de pierre, le serpent d'Esculape, l'obélisque, une pyramide. On remarque au premier plan la masse des esclaves enchaînés, des prisonniers gisant au sol ainsi que des sujets prosternés. Cet aspect insolite, voire trouble de la fresque, a retenu l'attention des commentateurs et suscite encore leur perplexité. Car le thème de la captivité y est traité conjointement à celui de la servitude volontaire.
Un esprit étrange souffle sur cette frise : ce sont des situations amèrement réalistes, des plans fragmentés, un enchevêtrement de corps distordus et anonymes. Un vent immatériel semble tout emporter sur son passage. L'Asie retrouve la manière des vingt-quatre eaux-fortes - les Scherzi di fantasia (1739-1757) - de Tiepolo lui-même et annonce les Caprices de Goya. Le capriccio semble le principe formel de cette fresque monumentale: un assemblage fantastique d'éléments disparates, une recomposition insolite de mondes engloutis, une évocation morbide d'espaces carcéraux.
L'Asie de Tiepolo représente à mes yeux une sorte de manifeste anticipé de la musique de notre temps: un monde privé de couleurs, qui tourne au brun et au gris, néanmoins dominé par une forme d'accélération expressive. Tiepolo a écrit là une sorte d'art poétique de la musique de l'avenir. On y découvre un éventail de vitesses, un spectre de vitesses, des espaces turbulents, des dispositifs en porte-à-faux, un entrelacs d'axes et de boucles. Flux, pivotements, tensions latérales, degrés d'éloignement sont les nouvelles catégories de cet art poétique.
Ma propre Asie d'après Tiepolo est une commande de la Westdeutscher Rundfunk et de l'Ensemble Recherche, avec le soutien de la Ernst von Siemens Musikstiftung. Elle fut créée par l'Ensemble Recherche le 24 Avril 2009 à Witten dans le cadre des Wittener Tage für neue Kammermusik. J'ai employé dans l'Asie une large palette de percussions et réintroduit le procédé consistant à rapporter des vitesses de déroulement et des types de développement différents à une mesure métrique commune. Dans la première partie de la pièce, les sons multiphoniques des instruments à vent forment une sorte de trame électronique. La fin gravite autour d'un duo de clarinette contrebasse et de marimba, dont la mélodie est obtenue par un jeu d'archets. Le piano tient tout du long un rôle central, sans que la véhémence acoustique puisse parvenir pour autant à une formulation subjective. Les cordes sont traitées à la manière d'un trio, avec des textures denses et saccadées.

Hugues Dufourt

Enregistrement

1 CD Kairos (KAI0013142)
Hugues Dufourt : L'Afrique et l'Asie d'après Tiepolo
Ensemble Recherche